Q : Pouvez-vous vous présenter ? Qui êtes-vous ?
R : Je m’appelle Anne-Lyse, j’ai 43 ans. Je suis mariée et j’ai un fils qui a 6 ans. Je suis non-voyante complète depuis l’âge de 10 ans. J’ai perdu la vue suite à une leucémie. J’ai donc eu la chance d’avoir vu pendant dix ans, ce qui permet d’avoir un bagage d’images intéressant sur lequel j’ai pu m’appuyer tout au long de ma vie.
Je suis une inconditionnelle des chiens guides. Cela fait 20 ans que j’en ai, j’en suis à mon troisième. Grâce à eux, je peux acquérir pas mal d’autonomie.
Professionnellement, je suis enseignante spécialisée dans un SAAAS (Service d’Aide à l’Acquisition de l’Autonomie et à la Scolarisation). Autrement dit, j’enseigne auprès de jeunes élèves en inclusion scolaire des enseignements spécifiques liés à la déficience visuelle tels que le braille, l’informatique spécialisé, les notations mathématiques braille, la lecture de dessins en relief pour la géographie et la géométrie, je fais aussi le lien avec les familles…
Q : Quel a été votre parcours jusqu’à présent ?
R : Jusqu’à l’âge de 10 ans, j’ai vu. J’ai eu un parcours scolaire tout à fait ordinaire. Ensuite, j’ai eu ma leucémie. J’ai été hospitalisée pendant un an et demi, suite à quoi j’ai complètement perdu la vue. On a décidé que je poursuivrais ma scolarité en intégration. C’est comme ça qu’on disait à l’époque. Aujourd’hui, on parle plutôt d’inclusion. J’ai alors tenté l’intégration scolaire à partir de la 6ème dans mon collège de secteur. À l’époque, cela ne se passait pas comme maintenant : il n’y avait pas du tout d’aide type AESH. Il n’y avait pas non plus d’enseignant qui venait sur site pour m’aider dans cette intégration.
C’est ainsi que j’ai fonctionné jusqu’à la Terminale. Je me suis un peu battue pour faire un bac scientifique parce qu’on me soutenait que ce n’était pas possible, alors que moi, je me disais qu’il valait mieux que j’ai des remords plutôt que des regrets. C’est cette détermination qui a permis que je tente ce défi-là.
Q : Faire un bac scientifique vous tenait à cœur ?
R : J’avais une passion pour les mathématiques. Quand je fais des maths, je m’amuse ! C’est pour cette raison que rejoindre cette filière était quelque chose qui me tenait à cœur. Et puis, dans ma tête, il fallait au moins qu’on me donne la possibilité de ne pas réussir, mais qu’au moins je puisse essayer. Ce n’est pas parce qu’on a un handicap ou quelque chose qui peut nous freiner qu’il ne faut pas malgré tout tenter l’aventure.
Q : Pouvez-vous nous parler un peu plus de la façon dont vous avez vécu l’inclusion en classe ordinaire ?
R : L’inclusion à l’époque, j’en étais un peu le cobaye. On n’avait pas tout le matériel qui existe aujourd’hui. Toutes les transcriptions de documents en braille se faisaient par fax puisqu’il n’y avait pas Internet. Elles revenaient par courrier avec des délais épouvantables. Le rythme était extrêmement soutenu, surtout sans AVS. En clair, jusqu’à ma Terminale, je n’allais jamais au cinéma ou ne faisais jamais d’activités pour moi. J’étais à fond dans ce projet scolaire, je n’avais pas le choix.
Durant mes années de 6ème et de 5ème donc, j’ai tout fait à l’oral car j’étais toujours en apprentissage du braille. C’était une personne qui travaillait pour l’Association Valentin Haüy (association venant en aide aux personnes malvoyantes et non voyantes), mais qui avait été enseignante auparavant, qui m’y aidait. Elle avait un rapport pédagogique intéressant. Pendant ces deux années, deux après-midis dans la semaine étaient consacrés à l’apprentissage du braille que j’apprenais pendant 3h les lundis et vendredis. C’est ma mère qui m’emmenait à ces cours. C’était vraiment éprouvant. Je devais concilier une scolarité ordinaire avec 6h de braille par semaine pour pouvoir l’utiliser de manière autonome et efficace.
Le passage par une oralisation complète a été très compliquée. Cela demandait un investissement important des membres de ma famille qui devenaient mes lecteurs. Moi, cela me demandait une concentration du tonnerre : en sortant de cours, je devait connaître 90% de ma leçon pour ne pas monopoliser ma famille le soir. Le point positif, c’est que j’ai vraiment pu développer ma mémoire… !
Puis, à partir de la 4ème, j’ai commencé à travailler en braille. Mon premier ordinateur braille était un Notex, un outil avec très peu de mémoire. En fait, je ne pouvais que prendre en notes mes cours. Tout le reste était sur papier, sachant qu’il n’existait pas de possibilité de transcription par informatique à ce moment-là : on en était aux balbutiements du braille informatique.
Q : Vous avez ensuite passé votre bac. Comment cela s’est-il déroulé ?
R : J’ai en effet passé mon bac S que j’ai obtenu. J’ai cependant choisi de le passer sur deux sessions, en juin et en septembre, pour ne pas avoir des journées complètes d’examens à cause du tiers temps. Après, je me suis octroyée une année sabbatique pour me permettre de souffler après ces 7 années éprouvantes. J’ai alors choisi de refaire une année de Terminale en conservant uniquement les matières qui me passionnaient (les maths, la physique, la biologie), tandis que le reste était allégé, de sorte à ce que je puisse me reposer et avoir plus de liberté. Je pouvais ainsi consolider des notions vues trop rapidement.
Q : Et après le bac et cette seconde année de Terminale ?
R : J’ai par la suite enchaîné avec la fac de maths de Grenoble où, pour le coup, ça a été l’autonomie totale. À partir de là, j’ai eu un chien guide. La demande avait été réalisée lors de mon année sabbatique et il m’a rejoint à ce moment-là.
J’ai choisi de faire un DEUG (Diplôme d’Études Universitaires Générales) qui normalement se déroulait sur deux ans mais que j’ai préféré effectuer en trois ans. Ils ont cependant dû arrêter cette formation qui avait à l’origine été pensée pour les personnes travaillant la journée et qui ne pouvaient étudier que le soir, car elle n’attirait plus assez de monde. J’ai dû intégrer un DEUG classique au cours de ma troisième année et je me suis alors retrouvée en amphi, avec des enseignants parfois épouvantables, notamment mon enseignant de maths qui n’a rien voulu entendre au sujet des adaptations dont j’aurais besoin. Ç’a été la dégringolade…
Des soucis de santé sont en outre réapparus et j’ai dû arrêter mes études. À ce moment-là, je me suis lancée dans le bénévolat à l’AVH (Association Valentin Haüy) de Grenoble où je donnais des cours de braille. Par la suite, j’ai atterri à la CLIS de Grenoble (Classe pour l’Intégration Scolaire = ULIS aujourd’hui). Par le biais de l’AVH par ailleurs, j’ai rencontré un enseignant spécialisé qui avait contacté l’association pour avoir des cours de braille abrégé afin de passer son diplôme d’enseignant spé. Il cherchait donc quelqu’un pour le coacher dans cet apprentissage. Quand il a eu connaissance de l’ouverture du SAAAS38, il m’en a fait part et j’ai pu postuler en mettant en avant mon expérience dans l’enseignement spécialisé.
J’ai été embauchée en tant qu’éducatrice scolaire, appellation fourre-tout puisque je ne disposais pas du diplôme d’enseignante spé. Mais, en fin de compte, j’effectuais et j’effectue exactement les mêmes missions qu’un·e enseignant·e spécialisé·e.
Q : Et aujourd’hui, où en êtes-vous professionnellement ?
R : Je suis toujours enseignante spécialisée. Mais depuis peu, j’ai aussi créé mon autoentreprise à travers laquelle je propose des formations en-dehors du SAAAS. Ce sont des formations destinées aux parents qui ont des enfants déficients visuels ou encore à des professionnels travaillant avec un public déficient visuel pour leur apprendre le braille, leur apprendre à connaître le matériel informatique spécifique… Bien entendu, je donne également des cours de soutien aux enfants qui en ont besoin.
Q : Comment vous est venue l’idée de créer votre autoentreprise ?
R : Durant le confinement, nous avions créé, mon mari informaticien et moi, un jeu grâce à une imprimante 3D pour jouer avec mon fils. Mais on s’est dit que ce serait une bonne idée de le retravailler pour qu’il soit accessible à la fois visuellement et tactilement. Bon an mal an, voyant ce qu’on pouvait faire avec une imprimante 3D, ça m’a donné plein d’autres idées pédagogiques à exploiter, étant passionnée par mon métier. Ce type d’outils ouvre des portes incroyables. Je rencontre plein de gens du fait des tests qu’on réalise pour les jeux, lors de la recherche du matériel… Je teste ces jeux avec mon fils et je les réutilise lors des cours avec les jeunes que je suis. J’ai par exemple rajouté des dés avec des chiffres tactiles pour travailler cet aspect de l’apprentissage…
Ainsi, je propose à la vente du matériel pédagogique à commander à partir de mon site Internet Braillons l’Autonomie. Je suis en perpétuelle création !
Pour ce faire et surtout pour m’occuper de mon fils, j’ai demandé un mi-temps auprès du SAAAS. Le but est aussi que je continue à prendre du temps pour m’occuper de lui en plus du reste. Il s’agit dès lors de gérer mon emploi du temps en fonction de tous ces paramètres.
Q : Pouvez-vous nous parler un peu de votre handicap ? Qu’est-ce qu’il implique au quotidien justement ?
R : J’utilise l’informatique spécialisé par le biais d’un ordinateur Esytime dans le cadre de mon travail auprès du SAAAS, complété par un logiciel de revue d’écran (= Jaws). Dans le cadre de mon autoentreprise, j’ai obtenu un financement pour acquérir un Binote qui ressemble à l’Esytime (une plage tactile + un clavier braille). J’ai besoin d’Internet donc tous ces outils me sont nécessaires, notamment Jaws, le logiciel vocal qui s’utilise sur Windows pour me permettre d’utiliser un ordinateur classique.
Mon quotidien avec un enfant implique de lui faire faire ses devoirs, ce qui n’est pas une mince affaire, tout n’étant pas accessible… J’ai dû aller voir les enseignants ainsi que la directrice de l’école pour expliquer les besoins spécifiques dont j’aurais besoin pour m’impliquer dans la vie scolaire de mon fils. Cela s’est vraiment bien passé. Les trois enseignants m’ont donné accès à leurs fiches de lecture par le biais d’Internet. Je sais donc ce que mon fils travaille et je peux travailler avec lui et l’aider dans son apprentissage scolaire. Puis, puisque l’enseignement est une passion, C’est un plaisir ! On avait par ailleurs déjà commencé, durant l’été, à lui apprendre à lire puisqu’il avait envie d’apprendre.
Les autres adaptations dont j’ai besoin au quotidien concernent principalement les déplacements, lesquels demandent le plus de concentration, d’anticipation et d’organisation. Les trajets principaux doivent être connus par cœur (école, médecin, psychomotricien-ne…). Pour le travail avec le SAAAS, je me déplace sur toute l’Isère avec peu de temps entre chaque intervention. C’est tout une organisation à mettre en place avec les services de la TAG pour pouvoir me rendre de l’une à l’autre. Ce qui signifie que dix jours avant, il faut que je planifie tous mes déplacements et que je jongle entre les transports PMR qui desservent l’agglomération grenobloise et le taxi quand j’interviens hors agglo. Sachant que les taxis sont plus disponibles, les PMR restant des transports en commun qui ne correspondent pas forcément aux horaires que je fais. Il faut arriver à composer avec un emploi du temps bien rempli !
Q : Pour en venir au sujet de la voile, quel était votre rapport au sport plus jeune ? Et aujourd’hui ?
R : Avant de perdre la vue, je faisais effectivement du sport, et notamment beaucoup de ski de piste en compétition. Avec mes soucis de santé cependant, je me suis retrouvée en fauteuil puis avec des béquilles pendant 9 ou 10 ans. J’ai fait une croix sur le sport, ne pouvant pas faire 100 m en marchant sans avoir mal aux hanches.
Puis j’ai subi une opération de la hanche à la suite de laquelle j’ai pu reprendre un peu le ski, à un rythme bien moins soutenu qu’avant. J’avais alors 24 ans. Cela m’a permis de remarcher, de pouvoir me déplacer sur de plus grandes distances sans douleur.
Je ne suis pas non plus une fan de sport. Au-delà de la marche au quotidien, je n’en fais pas beaucoup. Pour le ski, je n’utilise pas la technique que l’on voit habituellement aux JO : la personne non voyante devant et le guide derrière. Je skie avec mon mari avec une technique qui nous est propre, c’est-à-dire qu’on tient chacun une extrémité d’un bâton de slalom. Il me guide à la voix mais aussi grâce aux sensations ressenties à travers le bâton. L’avantage, c’est que, lui étant plus grand que moi, il peut freiner si besoin et me freiner en même temps.
Q : Quelle est votre expérience de la voile ? Comment s’est passée la première rencontre ? Où pratiquez-vous ? Est-ce toujours avec la même personne ?
R : Mes parents faisaient de la voile en plaisanciers avec des amis quand j’étais petite. C’est pourquoi j’ai toujours été tentée d’en faire, même si je n’en ai jamais eu la possibilité à l’époque.
J’en ai parlé avec une ancienne collègue qui m’a dit connaître un skipper sur Marseille, quelqu’un de plutôt à l’écoute et qui se lance toujours plein de défis. J’ai donc contacté Alain au club de l’Estaque. On a tenté un premier stage sur une croisière de cinq jours. Autrement dit, on a commencé fort : on a dormi sur le bateau durant les cinq jours. C’était génial !
Dans la voile, il y a beaucoup de proprioception : on peut faire corps avec le bateau. Il s’agit de ressentir son corps dans l’espace, et pour cela, pas besoin de la vue. Il faut parvenir à comprendre comment se positionne le bateau, s’il gîte, s’il est à plat… Il y a aussi la sensation du vent qui aide à se repérer. Tactilement parlant, le vent sur la peau, on le sent très bien. Et puis il y a l’audition avec le bruit du vent, le bruit des vagues et des voiles… Rien qu’avec ça, on peut faire pas mal de belles choses.
Pour ma part, ayant vu une partie de ma vie, je savais à quoi ressemblait un bateau. Mais je ne savais pas à quoi ressemblait ce bateau-là en particulier. Il a fallu que je me l’approprie, que j’apprenne à en appréhender la taille pour pouvoir le parcourir d’un bout à l’autre sans trop de difficultés.
Durant cette première croisière, l’idée était avant tout de prendre du plaisir, de voir ce qu’il était possible de faire sans la vue, de faire connaissance avec le skipper…
Comme la croisière comptait plusieurs autres personnes en-dehors de nous, il a aussi fallu que je me fasse une place, étant entourée de quatre hommes. La voile est un univers très masculin, même si l’on a de très bonnes navigatrices. Par ailleurs, c’est vrai que visuellement, on peut capter très vite les choses quand on navigue. Moi, je n’avais pas cette possibilité et les autres avaient tendance à me dire ce qu’ils voyaient avant même que je puisse percevoir quoi que ce soit par moi-même et grâce aux autres sens. J’ai dû leur faire comprendre qu’il fallait qu’ils acceptent le changement sensoriel que ma présence à bord impliquait pour me permettre de faire mes preuves, c’est-à-dire d’avoir conscience des informations extérieures sans qu’ils aient besoin de me dire dès qu’ils voyaient qu’il se passait ceci ou cela. Un échange un peu houleux a alors eu lieu, mais ils ont fini par comprendre qu’il fallait me laisser essayer.
Image : Anne-Lyse à la barre
Après coup, on se rend compte qu’il s’agissait de bienveillance de leur part, d’une volonté de bien faire, un piège dans lequel même mon mari est tombé…
Après ça, le périple s’est mieux déroulé. Le skipper a même accepté de se mettre sous bandeau (= de se bander les yeux) pour comprendre les sensations que je pouvais avoir et m’aiguiller sur la façon de procéder.
Cela fait maintenant 10 ans, depuis 2011, que je fais de la voile. Mon mari et moi avons fait plein de stages de cinq jours pour affiner tout ce travail d’appropriation.
Q : Ç’a donc été une belle rencontre. Qu’aimez-vous dans le fait de faire de la voile ?
R : Ce qui est extraordinaire avec la voile, c’est que quand on prend en main le bateau, on ne fait plus qu’un avec lui, de sorte à ce que, même quand il n’y a que peu de vent, on puisse faire plein de manœuvres grâce aux informations extérieures que l’on perçoit. Le moindre changement de gîte, je le sens tout de suite et je peux rapidement réajuster la barre.
La sensation de pouvoir barrer d’ailleurs est incroyable ! Les personnes déficientes visuelles sont souvent guidées, le déplacement même accompagné-es demande toujours beaucoup de vigilance, de concentration. Quand je finis le boulot et qu’il faut encore que je rentre chez moi, c’est difficile, fatigant, dangereux, car j’ai à la fois la fatigue de la journée à gérer ainsi que celle engendrée par le déplacement. Alors que naviguer, c’est reprendre le contrôle sur un déplacement. C’est aussi apporter sa pierre à l’édifice puisqu’il m’arrive même de donner des conseils à des personnes voyantes, fondés sur les autres sens. Le skipper lui-même, qui est pourtant un formateur de formateurs, pousse les personnes qu’il forme à se mettre sous bandeau à un moment ou à un autre.
À la Toussaint, j’ai dû changer de skipper. J’ai eu des craintes mais il a accepté de sortir de sa zone de confort, d’envisager les choses selon ma perspective. Je lui ai demandé de me laisser faire des virements de bord en solo, des récupérations d’homme à la mer, chose qui peut sembler compliquée, voire impossible, quand on n’y voit pas… Et malgré tout, j’arrive à revenir près de la bouée à 10 m. Toutes ces adaptations, ce travail de sensations, demandent au départ un temps de concentration plus grand que quand on s’appuie seulement sur ce qu’on voit. Mais au bout du compte, on arrive à un résultat plus fiable que celui qu’on atteindrait en utilisant seulement la vue.
Naviguer amène une liberté folle.
Le fait de réussir quelque chose, de pouvoir le montrer à d’autres, voire d’aider d’autres personnes, c’est gratifiant ! Pour moi, c’est grisant. Même après, à la descente, ça me donne de l’énergie et ça m’amène un vrai bonheur. Alors que la première fois qu’on m’a dit qu’on allait faire une récupération d’homme à la mer, je me suis dit que ce serait impossible… Aujourd’hui, je ne réussis pas à chaque fois, mais j’y arrive tout de même. Arriver à 10 m de la bouée, c’est réussir !
Trouver d’autres façons de faire est un défi, mais c’est possible. Alain a bien voulu essayer et j’ai apprécié qu’un skipper accepte ce défi que je lui proposais.
Q : Pouvez-vous nous parler des impressions que vous avez quand vous naviguez ? Quel sentiment avez-vous vis-à-vis du chemin parcouru jusqu’à aujourd’hui ?
R : Je n’imaginais pas du tout pouvoir en arriver là. Je ne savais pas ce qu’il était possible de faire. Je savais seulement que je voulais essayer.
Ma chance est d’avoir trouvé Alain. Je dispose aussi d’un bon équilibre et d’une bonne proprioception. J’ai fait des maths et cette connaissance que j’en aie me permet d’appréhender l’angle du vent, celui du bateau… Alain a su mettre en valeur mes compétences.
Ma peur première était qu’on ne me laisse pas essayer. C’est pour cette raison que j’ai eu un coup d’éclat à l’encontre de mes compagnons lors du premier stage. Mais Alain a compris et il m’a dit que j’avais eu raison d’exprimer ma frustration. Il a su se remettre en question et cerner quelles étaient mes compétences.
C’est une crainte à laquelle j’ai plusieurs fois dû faire face. Quand on fait un stage de voile comme celui-là, on ne connaît pas tous les gens qui nous accompagnent. On ne sait pas sur qui on va tomber. Vivre sur un bateau, c’est vivre dans un espace réduit. On peut avoir le mal de mer, être fatigué·es… Ce qui peut jouer sur l’humeur de tout le monde.
Ma peur était : quel regard vont avoir les gens sur moi quand je vais prendre la barre ? Lors du dernier stage, l’équipage qui nous accompagnait pendant trois jours changeait à chaque mise de pied à terre. Je ne cessais de me demander si mes compagnons étaient crispés, quel œil ils avaient sur moi quand on me laissait barrer. C’est une inquiétude que j’ai à chaque fois et sur laquelle je dois travailler.
Il est certain que parfois, j’ai des inquiétudes par rapport à ma capacité à pouvoir faire certaines manœuvres. Mais mes principales appréhensions viennent des autres, du regard des personnes voyantes sur moi. Le handicap est perçu comme une faiblesse et amène une peur chez le reste de l’équipage. Même si, bien sûr, ils se rendent bien vite compte de ce que je suis capable de faire. Le skipper leur a même demandé de se mettre sous bandeau et je pense qu’ils se sont rendus compte que ce que je faisais n’était pas si mal. Et même maintenant, on me demande de me mettre à côté des autres et de les aider en les guidant à ma manière.
Il s’agit sans doute d’une pression que je me mets à moi-même. Je sais que certaines personnes ont eu peur, mais ce n’est pas nécessairement le cas de tout le monde. Mais c’est vrai qu’on peut se sentir juger, surtout que, puisqu’on n’a pas la confirmation visuelle, on ne peut qu’imaginer que les autres sont crispés. Mais en réalité, on n’en sait rien. Il faut que j’arrive à me rassurer et à être davantage dans la verbalisation, que je m’autorise à dire les choses. Passer par la plaisanterie permet de désamorcer pas mal de craintes.
Q : Auriez-vous des anecdotes à nous partager ? Un bon souvenir auquel vous repensez souvent ?
R : Un moment m’a particulièrement marquée, un jour où Alain m’a mis en valeur durant le dernier jour de navigation. Il y avait peu de vent, on était près d’une côte. Il faut savoir que les vents près de la côte sont très capricieux. On était à 10 m de la falaise et Alain m’a donné la barre. Il était à côté, toutefois il m’a laissé remonter pendant une heure tout le long de la falaise. À la fin, il m’a dit qu’il n’y avait qu’une personne sur le bateau qui pouvait le faire, et que c’était moi…
Le fait de ne pas voir faisait que j’étais complètement avec le bateau, que je pouvais avoir une justesse de barrage qui m’a permis de réaliser ce parcours plutôt complexe de prime abord. Il a ajouté que les navigateurs voyants n’auraient sans doute pas pris cette décision de passer aussi près de la côte dans un autre contexte. Mais lui m’a fait confiance.
C’était un moment magique dont lui comme moi nous souvenons encore aujourd’hui. Je ne le remercierai jamais assez d’avoir osé me donner la barre à 10 m de la falaise et de m’avoir fait confiance pour nous conduire à bon port.
Pareil, les récupérations d’homme à la mer sont des moments particulièrement gratifiants. Ce sont de très beaux moments de voile. Bien sûr, il y a aussi eu des moments de peur avec une mer agitée et de belles vagues. Mais beaucoup de beaux souvenirs malgré tout.
Par ailleurs, pour m’aider à avoir une vision globale du bateau, mon mari m’a recréé une maquette pour avoir une idée de l’intégralité du navire avec les dimensions, les différents cordages et leurs fonctions. Quand on ne voit pas, on a besoin de toucher. Sur un bateau néanmoins, on ne peut pas tout toucher et notamment la voile pour appréhender la forme qu’elle peut prendre. Alors elle m’a été très utile pour comprendre mon environnement sur un bateau. C’est un peu une histoire de géométrie aussi. Merci les maths !
La maquette m’a aussi permis de comprendre les étapes des manœuvres à effectuer durant un virement de bord. Les personnes voyantes voient les étapes les unes après les autres, sans forcément devoir les expérimenter elles-mêmes. Par la vision, on apprend de manière indirecte le schéma de la manœuvre à force de voir les différentes étapes être répétées devant nos yeux. Moi, ne voyant pas, je ne pouvais me rendre compte que d’une étape à la fois : soit je lâchais la voile, soit je barrais, soit je raccrochais les voiles. Je n’arrivais pas à me mettre en tête tout le processus du virement de bord en associant tous ces moments que je vivais à chaque fois un par un, sans en comprendre le déroulé complet. Il m’a fallu du temps pour que je comprenne comment tout fonctionnait. Même là, à la Toussaint, il a fallu que je me remette toutes les étapes en tête.
Je valide actuellement des compétences dans le niveau 3, d’autres dans le niveau 4. L’idée, cependant, reste, en premier lieu, de prendre plaisir et de me lancer des défis, même si l’on a dû ralentir le rythme avec l’arrivée de notre fils. Mais désormais, on a bien l’intention de reprendre.
Q : Pratiquez-vous d’autres activités, avec votre fils par exemple ? Si oui, lesquelles ? Sinon, pourquoi ?
R : Non, pas vraiment. On a déjà mis mon fils sur des skis et il se débrouille déjà bien. L’idée est de lui permettre de découvrir des activités et pas de le forcer à en pratiquer une. Cet été, sur le lac du Bourget, on lui a même fait faire un stage de voile. Il s’agissait des premiers balbutiements de la navigation mais je souhaitais lui montrer cette activité qui nous plaît tant, à mon mari et à moi.
Bien sûr que j’aimerais partager la voile avec mon fils, mais ce n’est pas obligé. En plus, l’organisation pour lui faire découvrir d’autres activités serait compliquée à mettre en place. Ce serait à moi de le faire, son papa n’étant pas forcément disponible aux moments où il aurait du temps pour en pratiquer une. Puis au-delà de ça, il a déjà pas mal de rendez-vous. Il lui faut aussi des temps calmes. Mais s’il nous le demande, on fera en sorte de pouvoir lui offrir cette possibilité. Par exemple, récemment, il nous a parlé de faire de la musique parce qu’on en fait nous aussi : je chante, mon mari joue du piano. Lui aimerait essayer la guitare. Mais étant en CP, on préfère ne pas commencer cette année et attendre l’année prochaine. En plus, par le biais de l’école, il découvre déjà plein de choses.
Q : Quelque chose à rajouter ? Des conseils pour se lancer dans la voile peut-être ?
R : Pour faire de la voile, on peut par exemple s’adresser au club de l’Estaque de Marseille. Les connaissant, je sais qu’ils sont partants pour tenter de nouvelles expériences. D’autres le seront sans doute aussi, il faut se renseigner. Il faut aussi savoir que les prix ne sont pas les mêmes partout. Pour donner une idée, par ici (autour de Grenoble), l’heure coûte 60€. En comparaison, à l’Estaque, les cinq jours coûtent 500€. Il vaut peut-être mieux descendre sur la Côte.
Ce qui serait super intéressant, ce serait de créer un projet autour de la psychomotricité avec la question de la proprioception, des appuis, de la position du corps dans l’espace… Il y aurait de vrais projets pédagogiques et autres à mettre en place sur un bateau. Ce qui serait intéressant aussi, ce serait de faire le schéma inverse : partager ses compétences en tant que personne déficiente visuelle auprès de personnes voyantes ou d’autres personnes déficientes visuelles. Ce serait véritablement une idée enrichissante.
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