Q : Pouvez-vous nous en dire plus sur vous ? Qui êtes-vous ? Vous êtes déficient visuel, pouvez-vous nous parler un peu de votre handicap ?
R : Je m’appelle Alban Tessier, j’ai 45 ans. J’ai deux enfants, je suis marié. Je travaille dans un Institut de la Fonction Publique Hospitalière qui intervient dans le champ de la déficience visuelle, la déficience auditive, les troubles sévères du langage et les troubles du spectre de l’autisme.
Pour ma part, je suis enseignant auprès de jeunes adultes de 16 à 20 ans sur 2 services différents.
Au titre de l’informatique adaptée (paramétrage d’accessibilité, logiciels de grossissement, lecteur d’écran avec retour vocal et Braille éphémère) et sur l’enseignement du Braille pour des jeunes s’orientant vers le travail protégé, éventuellement vers des formations de droit commun.
J’interviens aussi en tant que formateur ponctuellement à l’ARIFTS, centre de formation des métiers du secteur social, sur la formation « Intervenant Pair« .
Mais aussi sur de l’enseignement plus général au service du quotidien pour des jeunes s’orientant vers des foyers de vie ou foyers d’accueil médicalisés.
J’ai également des missions annexes, faisant appellent à mon expertise d’usage pour Sensivise (Serious Game de réalité virtuelle contribuant à la sensibilisation à la déficience visuelle) et sur le développement de la Pair Aidance (valorisation des savoirs expérientiels entre pairs)
Je suis président de l’association « À Perte de Vue » qui sensibilise au handicap visuel. Je suis moi-même atteint de rétinite pigmentaire, un diagnostic qui a été posé quand j’avais 16 ans. Rapidement, ma vision a baissé jusqu’à aujourd’hui.
Jusqu’à 16 ans, j’étais très myope mais j’ai suivi une scolarité ordinaire. Je m’orientais vers des études d’architecture et j’avais commencé un cursus en bac technique études de prix.
Malheureusement, l’évolution de la maladie a été très rapide. En l’espace de deux ans, j’ai perdu la moitié de ma vision. Et aujourd’hui, pour donner une idée de ma vision, prenez un stylo bic, enlevez la mine, mettez un bout de scotch opaque au bout du stylo et regardez dedans. Cela donne ma vision quand elle est optimale. Je perçois encore la lumière, des formes, des contrastes. Pour les couleurs ou les choses précises, c’est difficile. Mais il me reste tout de même un résidu visuel.
Q : Peut-on dire que vous avez un parcours atypique ? Quel est-il ?
R : Jusqu’à l’âge de mes 16 ans, j’ai eu un parcours classique. L’évolution de la maladie étant ce qu’elle est, j’ai dû me réorienter et c’est la MDPH de l’époque, qui était la COTOREP, qui m’a aiguillé vers un Institut spécialisé, celui dans lequel je travaille aujourd’hui, pour suivre une formation de télémarketing à l’époque (de relation clientèle à distance). J’ai ensuite travaillé dans une filiale du milieu bancaire, ce qui ne me correspondait pas du tout.
Puis par hasard, je suis revenu, par le biais de l’association « À perte de Vue », dans l’Institut dans lequel j’avais été formé car j’avais gardé des contacts avec l’un de mes formateurs, Michel, qui était à l’initiative de cette association. Il avait pour projet de participer au Dakar en tant que copilote. J’avais alors aidé cette association dans la communication avec la presse et sur Internet.
Puis un jour, il m’a dit que l’Institut recherchait quelqu’un pour de la communication et comme j’étais dans l’informatique, il pensait que ce pourrait être pas mal pour moi. Au départ, ils avaient besoin de quelqu’un pour deux mois. Et de deux mois, ça s’est transformé en vingt ans.
Pour moi, Michel était un mentor. C’est lui qui était à l’initiative de l’association dont je suis président aujourd’hui. On va y revenir, mais il a fortement initié le projet bolivien.
Q : Pouvez-vous nous parler de l’association « À Perte de Vue » et de ses projets ?
R : C’est vrai que « À Perte de Vue » a des projets hors du commun. La première porte d’entrée de l’association est la sensibilisation au handicap visuel. On a pris parti de le faire avec des projets qui interpellent le grand public, les institutions, les personnes déficientes visuelles elles-mêmes. Ce sont des projets que j’appelle « waouh ! » car ils sont peu communs.
Bien évidemment, ces projets, il ne faut pas se tromper, ce sont des vecteurs de communication, ils sont un prétexte pour communiquer. Si l’on reste sur l’effet « waouh ! », ça ne sert à rien. Je ne souhaite pas qu’on me dise que j’ai fait un truc admirable. Je cherche à ce qu’on me dise : « Mais comment tu as fait ? ». Ceci, je le recherche dans les écoles ou à travers les conférences que l’on donne.
En réalité, les vrais défis sont quotidiens : comment réussir sa scolarité, son parcours professionnel, comment s’investir dans des loisirs, comment faire du sport… ? Et à travers ces échanges, je fais un parallèle avec les projets menés. Je dis souvent qu’il y a un triptyque dans ce qui fait qu’aujourd’hui on arrive à mener un quotidien le plus confortable possible.
Ce sont tout d’abord les outils techniques qui nous permettent d’accéder à pas mal de choses. Ce peut être un poste informatique adapté dans le cadre de l’insertion professionnelle ou de la scolarité. Un GPS adapté est pour ma part ce qui m’a permis d’aller au bout des projets menés avec l’association.
Ensuite, il s’agit de toutes les stratégies de compensation, ce que l’on apprend. Pour une personne déficiente visuelle, le plus évident c’est la canne blanche pour avoir une mobilité qui soit sécurisée. On apprend la technique de canne, celle-ci n’étant qu’un outil, il faut savoir l’utiliser correctement. Au quotidien, il y a aussi savoir cuisiner. Un tas d’astuces nous permettent de faire un certain nombre de choses de la vie de tous les jours.
Au cours de nos projets, j’étais amené à m’alimenter avec des plats lyophilisés et il n’y a rien qui ressemble plus à un plat lyophilisé qu’un autre plat lyophilisé. Moi j’avais fait des trous qui me permettaient de me repérer sur le paquet pour indiquer si c’était le premier plat, le deuxième plat, le troisième… Et ainsi, ne pas me tromper.
La troisième chose, c’est le vecteur humain, l’aide humaine. On a toujours l’impression d’être autonome quand on fait tout seul. Les deux premiers points sont importants, mais parfois cela ne fonctionne pas parce que toutes ces adaptations demandent beaucoup d’énergie et on est finalement obligés de demander de l’aide. C’est très bien car l’aide humaine est elle aussi importante. Pour le projet du Marathon des Sables, j’ai par exemple eu recours à des guides. Je m’étais dit que cette fois je n’aurais pas d’outils techniques car je voulais vivre l’aventure à travers des personnes que j’appréciais.
Q : Quel est votre discipline ? Qu’est-ce que cela implique pour une personne déficiente visuelle ?
R : Pour parler de ma discipline sportive, je fais de la marche athlétique en handisport. Enfin, j’en faisais. Actuellement, je ne suis plus licencié. La marche en handi, ce n’est pas une discipline référencée au niveau handisport.
Elle peut se pratiquer de différentes manières. Par exemple, avec un guide, ce qui a pu m’arriver. En stade, je peux me débrouiller seul, j’arrive encore à suivre les couloirs.
C’est une discipline difficile, une approche particulière de la marche. On va à des vitesses importantes. Pour donner une idée, je tourne autour de 8 ou 9 km/h. Sur un 5000 m je suis à 10 km/h et je peux monter à 12 km/h sur un sprint.
Sur mes entraînements en milieu ouvert, j’ai pu me déplacer avec ma canne. Cela demande une bonne maîtrise de la canne blanche pour continuer à balayer même à 8 km/h.
Il m’est également arrivé de m’entraîner avec mes filles, elles en vélo, moi en marche.
En milieu ouvert, cela demande aussi de bien connaître les trajets : si je vais sur une piste cyclable, il faut déjà qu’au-delà de l’environnement qui peut être changeant, je maîtrise parfaitement mon parcours.
C’est ce que j’ai pu mener comme discipline pendant l’entraînement pour Uyuni. Concernant ma pratique sportive actuelle, je fais du roller depuis un an et demi / deux ans. Pareil, avec une approche qui m’est bien personnelle. D’une part, je pratique sur un anneau en extérieur, un anneau roller, qui a des virages légèrement relevés, ce qui me permet par la proprioception et l’aspect kinesthésique de bien me repérer. L’écholocation aussi me permet de me situer dans l’espace. Je peux me déplacer en toute autonomie sur l’anneau s’il n’y a personne d’autre.
D’autre part, il m’arrive de pratiquer un peu en salle, dans un gymnase. On a mis des techniques en place pour se repérer. Il faut d’abord repérer le volume pour identifier le lieu, le reconnaître, trouver des astuces pour se diriger : par exemple le son d’un ventilateur, les répercussions sonores contre les murs… On pratique maintenant à plusieurs. Le club m’a en effet sollicité pour développer un club handi-accueillant. Aujourd’hui on est 6 patineurs, 5 déficients visuels, une personne autiste, avec différentes techniques, soit des enceintes qui restituent des sons pour identifier les coins de la salle, pour donner des directions en situation de slalom pour se centrer, ou en se faisant accompagner par des personnes du club qui font un « top ! » quand on doit tourner, passer sous une barre, etc.
En d’autres termes, il faut prendre des repères suffisants pour se débrouiller de façon autonome.
J’ai coutume de dire qu’on a chacun notre pratique du sport et que chacun la construit en fonction de ce qu’on veut mettre en place, avec d’autres personnes ou de façon autonome. Mais cela appartient à chacun.
Q : Quel était votre rapport au sport plus jeune ? A-t-elle évolué avec l’arrivée de la maladie ? Comment en êtes-vous arrivé au sport de haut niveau ?
R : Oui, complètement. Justement, j’ai commencé par la pratique du vélo. J’ai été licencié dans un club de vélo et j’ai fait de la piste en première pratique. Ensuite, j’ai fait du vélo de route, et puis ma vision évoluant, je me suis dit que c’était un peu trop dangereux. J’ai commencé à faire du VTT, au moins je tombais tout seul. Et puis, encore avec l’évolution de la maladie, je me suis mis au tandem. D’abord au tandem route, puis vers 2005, j’ai fait l’acquisition d’un tandem VTT. J’étais accompagné d’un pilote chevronné de VTT avec qui on a eu tout un tas de péripéties, de stages de pilotage…
Cela a poussé ma pratique au maximum. Ça, c’était jusqu’en 2009. Après, j’ai arrêté un peu le sport. J’ai eu des problèmes de santé. J’y suis revenu en 2015 avec le projet Uyuni. Cette fois, pas par le vélo mais par la marche.
Q : Comment en êtes-vous arrivé à un projet aussi fou ? Comment l’aventure bolivienne s’est-elle mise en place ?
R : Dans un premier temps, je me serais plus porté sur un projet sportif autour du vélo. D’ailleurs, je me suis remis en condition physique par le vélo en faisant du trainer dans mon garage. Pour le projet, c’était plus simple de le faire en marche qu’en vélo pour créer une aventure autrement.
C’est vrai qu’au départ je ne connaissais pas du tout la marche ni même la randonnée. Je n’étais pas quelqu’un qui marchait tant que ça, à part en ville, mais pas en pratique sportive. Quand j’ai commencé à marcher, ça m’a ennuyé. C’était trop lent, il fallait que je trouve quelque chose d’autre. J’ai commencé à voir des techniques de marche rapide, à faire pas mal de kilomètres.
Un entraîneur du Racing Club Nantais, qui est l’un des grands clubs d’athlétisme français, m’a repéré sur l’un de mes entraînements et m’a demandé si cela me dirait de venir au club pour faire de la marche athlétique. Je suis allé les voir en entraînement. Ils m’ont fait faire un test et m’ont dit que je pouvais prendre une licence chez eux si je le voulais car mon niveau était intéressant. Ils m’ont assuré qu’ils pouvaient m’aider à le développer avec un coach mis à ma disposition. Cela a commencé comme ça.
Moi je n’avais pas parlé du projet du Salar d’Uyuni tout de suite. Puis en échangeant, c’est venu dans la discussion. Ils ont été interpelés par le projet et m’ont accompagné tout au long de ma préparation. C’était une préparation physique qui était au-delà de ce que je devais atteindre pour le projet en termes de performances. Mais moi j’avais besoin d’aller au bout du processus.
Par ailleurs, on a fait des entraînements spécifiques qui m’ont permis de me préparer à ce projet-là en particulier.
Q : Justement, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cet entraînement ? Quelles adaptations ont été nécessaires ?
R : Je faisais avec le club un ou deux entraînements par semaine en fonction de leurs disponibilités. La plupart du temps, je m’entraînais seul car la marche prend du temps. Je m’entraînais sur différents formats de distance et sur les formats longs, j’étais sur du 30 km. On a vite fait d’y passer 4 à 5h.
Je partais donc tôt le matin seul et quand mes filles étaient disponibles et si elles en avaient l’envie, elles venaient avec moi. Dans les périodes hautes, je pouvais m’entraîner jusqu’à quinze heures par semaine.
L’histoire est émouvante, mon petit neveu étant aveugle également, le récit m’a ému. Savez-vous si un film ou un docu a vu le jour sur cette aventure ? Bonne journée !
Bonjour Gaëlle,
Nous vous remercions pour votre message.
Il n’existe pas de film ou de documentaire sur cette aventure mais nous vous proposons le lien vers le dossier de presse qu’il à créer sur son défi.
https://www.apertedevue.fr/projet-uyuni-2018/
Bonne fin de journée à vous et à bientôt sous un autre article.